Vie et mort de la jeune fille brune
06 · 07 · 2025

Elle a dû en passer des heures, ma mère, à broder ce vaste canevas (d'un goût, disons, discutable), à la fin des 70's, juste après son mariage. Qu'est-ce qu'elle a dû se faire chier, elle qui a fini par m'avouer qu'elle n'aimait guère les travaux d'aiguille… (Mais il faut du temps, de longues années, pour réaliser qu'on n'apprécie pas des choses qu'on est censé aimer – les femmes font de la couture, c'est comme ça, et elles sont nulles en maths, ça va de soi.)
Elle devait en être fière, vu qu'elle l'a accroché au mur de la chambre conjugale. Ou bien était-ce une initiative de mon père ? Peut-être, vu qu'elle l'a laissé quand elle a quitté la maison. Le canevas est resté là, à côté du lit, immuable.
Après le divorce, mon père, qui plaisait aux femmes mais ne savait pas les garder, en a accueilli plusieurs dans cette même chambre. Si ce canevas pouvait parler, je me boucherais les oreilles pour ne pas entendre ce qu'il raconte.
Aujourd'hui, alors que je mets la maison en vente, il est toujours là. L'agente immobilier m'a vivement conseillé de le décrocher du mur avant les visites. Il finira à la déchèterie.
La vie de cet objet n'a tellement pas ressemblé à ce qu'elle aurait dû être, dans l'esprit de la jeune mariée qui brodait des heures durant. Aurait-elle songé qu'un jour sa fille le balancerait dans une benne ?